Aidan Yao, économiste en chef marché émergents asiatiques, et Jim Veneau, responsable Fixed Income Asie
La pandémie de COVID-19 a aggravé un certain nombre de fractures qui existaient avant la crise. L’inégalité des revenus, les tensions géopolitiques entre les grandes puissances et la séparation des marchés financiers de l’économie réelle à travers l’intervention des banques centrales ont été exacerbées par une crise sanitaire d’une ampleur jamais vue depuis des générations.
Soutien des banques centrales : une boîte à outils plus facile à ouvrir qu’à refermer
Face à ce traumatisme, les banques centrales ont pris des mesures sans précédent pour éviter que l’économie mondiale ne sombre dans une profonde dépression. Leurs initiatives ont abouti à un changement de paradigme dans la gestion de la politique monétaire. Ce phénomène s’est manifesté par une expansion rapide de leurs bilans en vue de rassembler un plus large éventail d’actifs, monétisant ainsi les déficits budgétaires et permettant aux États de cibler leurs injections de liquidités. Par ailleurs, une intervention plus audacieuse sur les marchés a permis aux banques centrales non seulement de fixer le prix de l’argent, mais également d’influencer la valeur du crédit, des actions et d’autres actifs risqués.
Les banques centrales ont justifié ces mesures comme constituant une réponse nécessaire au choc économique et se sont engagées à les lever une fois la crise passée. Mais à l’instar de l’assouplissement quantitatif mis en place après la crise financière mondiale de 2008, fermer les vannes monétaires pourrait s’avérer plus difficile que de les ouvrir.
Il y a plusieurs raisons à cela. Tout d’abord, l’économie mondiale continue d’évoluer sur un terrain glissant malgré la récente embellie de la croissance séquentielle. La sortie de confinement économique suscitera certes un rebond mécanique au second semestre de l’année, mais la plupart des économies ne retrouveront pas leurs niveaux d’avant crise avant au moins le milieu de l’année 2021.
Cette projection repose également sur l’hypothèse selon laquelle le coronavirus constitue un choc ponctuel, ce qui pourrait s’avérer trop optimiste compte tenu de la recrudescence des cas aux États-Unis (la plus grande économie mondiale) et des difficultés à maîtriser l’épidémie dans d’importants pays émergents comme le Brésil, le Mexique, la Russie, l’Afrique du Sud et l’Inde. Des retards prolongés dans la reprise de la croissance pourraient amplifier l’écart de production, aggraver les dommages infligés à l’économie et freiner la normalisation des politiques des banques centrales à travers le monde.
Deuxièmement, les perspectives en matière d’inflation sont peu encourageantes. Même si l’inflation réapparaît, la Réserve fédérale américaine a déjà signalé sa volonté de tolérer des hausses de prix supérieures à la valeur médiane de sa fourchette cible, l’objectif n’ayant pas été atteint depuis très longtemps. En conséquence, sans une inflation soutenue, les banques centrales pourraient peiner à justifier un abandon des politiques actuelles.
Troisièmement, une hausse massive de la dette est paradoxalement susceptible de limiter toute hausse éventuelle des taux d’intérêt. L’une des rares conséquences connues de la crise actuelle est l’explosion de la dette consécutive à la mise en place de vastes plans de relance. Les ratios d’endettement budgétaire des pays développés pourraient atteindre 200, voire 300 % du PIB, tandis que l’endettement du secteur privé sera accentué par les emprunts d’urgence qui ont maintenu les entreprises à flot durant cette période difficile. Face à cette montagne de dettes, même une légère hausse des taux d’intérêt pourrait faire dérailler la fragile reprise de l’économie mondiale. L’histoire ayant montré le danger d’un abandon prématuré des politiques, peu de banques centrales seront prêtes à risquer un « double creux » économique dans la poursuite d’une normalisation de leur politique.
Au final, aucune banque centrale ne souhaitera être tenue responsable de l’effondrement du marché. Compte tenu du volume de liquidités ayant permis d’alimenter un marché haussier prolongé, essentiellement depuis le début de l’assouplissement quantitatif, il est difficile d’imaginer que les prix des actifs ne chuteront pas lorsque ces liquidités disparaîtront. En outre, dans la mesure où les principaux détenteurs d’actifs risqués sont désormais les banques centrales elles-mêmes, toute action susceptible de provoquer une réinitialisation du marché doit être soigneusement évaluée par rapport aux dommages qu’elle risque de causer à leurs propres bilans.
Nous pensons que la politique monétaire ultra-accommodante est désormais solidement enracinée. Non seulement les taux directeurs devraient être « cloués au plancher » pendant un avenir prévisible, mais des outils plus innovants comme l’achat d’actifs risqués, le contrôle de la courbe des taux, voire la fixation de taux d’intérêt négatifs pourraient également être introduits si les mesures de relance actuelles sont jugées insuffisantes pour maintenir l’économie à flot. Par conséquent, le maintien de taux d’intérêt nuls ou proches de zéro pourrait devenir une référence de facto dans le contexte monétaire mondial, référence à laquelle tous les investisseurs devront s’adapter.
La quête de rendement est difficile
Compte tenu des taux d’intérêt historiquement bas, générer des rendements devient un défi de taille dans l’univers des titres obligataires. Le besoin de rendement pour financer les engagements à long terme des institutions et l’épargne des retraités pourrait contraindre les investisseurs soit à accroître la duration, ce qui augmenterait le risque de taux d’intérêt en se déplaçant plus loin sur la courbe des taux, soit à relever leur exposition au crédit en redescendant la courbe des taux avec une exposition accrue aux émetteurs d’obligations de qualité inférieure.
Toutefois, il est peu probable que la première approche produise de solides performances par rapport au risque supplémentaire dans la mesure où l’intégralité de la courbe des taux sans risque (généralement les bons du Trésor américain) est aplatie et comprimée par l’assouplissement quantitatif des banques centrales, laissant peu de prime de terme pour satisfaire les besoins des investisseurs. L’exposition au crédit en revanche pourrait être plus efficace en générant un portage stable et attrayant, notamment grâce au soutien efficace apporté au marché par la Fed sous forme d’engagement à acheter des obligations d’entreprises. Nous pensons que la quête de rendement est de bon augure pour les titres de créance asiatiques et que l’amélioration des fondamentaux relatifs dans la région permettra de pallier la nécessité pour les banques centrales de soutenir la dette des entreprises.
Attention à la duration
Un autre défi auquel sont confrontés les investisseurs obligataires est la gestion du risque de taux d’intérêt, notamment dans la mesure où la politique monétaire évolue en territoire inconnu. Bien que le risque d’une hausse de l’inflation contraignant les banques centrales à resserrer leur politique monétaire ne nous semble pas imminent, nous ne pensons pas non plus que la mise en œuvre de taux directeurs négatifs sera généralisée même si l’environnement économique se dégrade, de sorte que le plancher zéro sera vraisemblablement maintenu pour la politique monétaire. Le scénario le plus probable pour l’avenir est que les taux d’intérêt suivront une trajectoire très basse et aplatie.
Dans l’ensemble, nous pensons que les risques liés aux taux d’intérêt sont orientés à la hausse (hausse des taux) pour la simple raison que les taux directeurs mondiaux évoluent déjà à leur niveau plancher et qu’ils ne peuvent pas descendre beaucoup plus bas. Les investisseurs qui partagent ce point de vue devront être attentifs à leur exposition à la duration. À facteurs égaux, une baisse des taux/rendements signifie une hausse de la duration, ce qui signifie un risque de portefeuille/indice de référence plus élevé. Si les taux commencent à augmenter, ou plutôt lorsqu’ils commenceront à augmenter, une hausse de la duration du portefeuille se traduira probablement par des baisses de cours plus importantes. Les portefeuilles présentant de faibles marges de sécurité en termes de spread/portage enregistrent généralement de plus grosses pertes liées à l’évaluation à la valeur de marché, ainsi qu’une plus grande volatilité.
Nous nous trouvons aujourd’hui dans un monde confronté à une pandémie mondiale, à une contraction économique prononcée et à une intervention sans précédent de la part des autorités. Le principal enseignement à en tirer est que l’influence des banques centrales est le facteur primordial, voire dominant, mais pas encore exclusif pour les investisseurs obligataires. Les portefeuilles devraient continuer à bénéficier des décisions prises de manière active en matière de crédit et de duration, bien étayées et adaptées à l’évolution de l’environnement macroéconomique.